HIGHWAY TO HELL.
« No stop signs. Speed Limit. Nobody’s gonna slow me down » AC/DC – Highway to Hell
LES FOSSOYEURS
Est-ce qu’en janvier 2022, le journaliste Victor Castanet en publiant son livre “Les Fossoyeurs” résultat de trois ans d’enquête dans les maisons de retraites du groupe Orpea, pouvait s’imaginer l’onde de choc financière qu’il venait de déclencher ?
En février 2020, il y a donc une éternité au niveau des cycles boursiers, l’action du groupe valait 127 € et la société était évaluée par la bourse à 7,8 milliards d’euros.
Aujourd’hui l’action flirte avec le niveau des 10. Pas 10 euros hein. 10 centimes. Soit 1000 fois moins. La capitalisation : 10 millions d’euros …
Alors comment expliquer cette chute aux enfers ininterrompue ?
SEASON TICKET ON A ONE WAY RIDE
Après l’enquête de Castanet, l’action chutait de 90 euros environ à la mi-janvier à un creux à 31.10 euros le 7 février, soit une chute de 65% en moins de trois semaines.
A ce moment les analystes étaient partagés. Est-ce que le titre était une affaire et qu’il fallait se précipiter pour en acheter ? Ainsi, à 37 euros, certains nous conseillaient de se précipiter sur une action bradée.
Les plus optimistes voyaient un retour vers les 90€, les plus pessimistes vers 43€.
Rappel : l’action vaut aujourd’hui autour de 10 centimes. C’est-à-dire à peu près 4000 fois moins que les anticipations les plus pessimistes.
Car dès juin la mécanique s’emballe. Orpea dévisse et enfonce le seuil des 20 euros. La capitalisation se retrouve divisée par 5 depuis le plus haut de 2020.
Pourtant les analystes répètent à l’envi que l’actif net par action est estimé à 57€ par action. Et que même avec une décote de 20% pour tenir compte des difficultés conjoncturelles, l’actif net ressort à plus 45€, soit plus du double de la capitalisation actuelle.
Oddo maintient son opinion neutre sur le titre Orpea et abaisse son objectif de cours de 26,7€ à 16€. Pour rappel aujourd’hui, 10 centimes …
Oddo dit alors qu’à court terme, le titre reste entouré par trop d’incertitudes. Aujourd’hui l’objectif de cours de Oddo est à 2,5. Non pas 2,5 euros. 2,5 centimes.
En novembre 2022, le groupe annonce qu’il risquait de manquer de liquidités au cours du premier semestre 2023. Sa dette financière brute est estimée à 9,7 milliards d’euros à fin décembre 2022, et la hausse des taux va peser lourd.
Le groupe de maisons de retraites signe alors un accord qui va permettre à un groupement mené par la Caisse des dépôts de prendre son contrôle.
À l’issue de cette restructuration financière, il détiendra 50,2% de son capital, le reste étant réparti entre les créanciers et actionnaires.
L’accord prévoit d’effacer 3,8 milliards d’euros de dettes non sécurisées du groupe sur un total de 9,7 milliards, en les convertissant en capital. Il prévoit également que des investisseurs apportent 1,55 milliard d’euros d’argent frais au groupe.
La mise en œuvre des augmentations de capital envisagées dans le cadre de la restructuration financière entraînera une dilution massive pour les actionnaires existants.
- Les créanciers non sécurisés doivent accepter de convertir leurs créances totalisant environ 3,8 milliards d’Euros en capital ; La dette de la société sera conséquemment réduite d’autant.
- Des actionnaires dits de long terme accepteront de souscrire à deux augmentations de capital apportant 1,55 milliards d’Euros d’argent frais à Orpea.
Ces augmentations de capital feraient ressortir une valeur théorique inférieure à 0,20 euro. Car à l’issue du processus, le groupement mené par la CDC détiendra 50,2% du capital d’Orpea, les créanciers 49,4% et les actionnaires actuels, s’ils décident de ne pas participer aux augmentations de capital qui leur seront ouvertes, 0,4%.
Comprenons bien, si vous êtes un actionnaire lambda, vous subissez une dilution massive puisque les actionnaires passent de 100 % à 0,4% du capital en conservant des actions dont la valeur théorique après ces opérations sera inférieure à 20 centimes d’Euros. Pour rappel : 127 euros en 2020 …
Ce qui est remarquable dans cette histoire c’est qu’après cette annonce l’action du titre s’affichait encore au-dessus des 3 euros.
Alors soit ! elle cotait à plus de 85 euros avant la sortie du livre de Castanet, mais tout de même c’est une sacrée résistance quand on sait que l’on va être dilué 2500 fois !
LES VICTIMES
Comme toujours avec une telle opération de destruction massive, il y a du sang sur les murs.
En première ligne, il y a, et c’est bien normal, les actionnaires existants d’ORPEA : ils ont joué, ils ont tout perdu. C’est dur mais c’est le jeu de la bourse.
Il y a aussi comme d’habitude, les créanciers obligataires et les prêteurs bancaires non sécurisés. Ils vont y laisser des plumes. Ils vont récupérer à la place de leur dette, des actions fortement diluées.
Il y a aussi les grandes banques françaises qui sont, elles, un peu plus sécurisées. ORPEA n’étant plus susceptible de déposer le bilan, des provisions vont pouvoir être reprises. Elles vont devoir accepter des reports d’échéance mais vont pouvoir accorder de nouveaux crédits à un client dont la situation a été rétablie avec un endettement réduit de 60%.
Au capital d’Orpea, le plus gros actionnaire est la Caisse des Pensions du Canada qui détient 14.49% du groupe. Elle préfère se couper un bras (et deux jambes) en vendant à 2.5 € ses actions achetées 10 ans plus tôt 40 €. Elle s’en sort bien finalement.
Mais ce ne sont pas les seuls à penser que l’action doit s’écrouler. L’action résiste incroyablement entre 2 et 3 euros alors que la valeur théorique est prévue, annoncée, quasi certaine à 2 centimes d’euros. Alors les vrais fossoyeurs, les vendeurs à découvert, qui parient sur la chute des cours des sociétés entrent en jeu sur le dossier Orpea.
Parmi ces vendeurs à découvert, le hedge fund Marshall Wace qui prend une position vendeuse à découvert. En 2020, Marshall Wace avait lancé un fonds pour acheter les sociétés vertueuses qui respectent l’environnement, les droits sociaux et affichent une bonne gouvernance, mais aussi pour sanctionner les mauvais élèves en les vendant à découvert. Orpea est la victime rêvée.
Les fonds vont vendre à découvert le titre pendant toute l’année 2023. Comment résister ? Le titre navigue encore en apnée alors que l’on sait que le Titanic est prêt à couler.
LA DILUTION
Mais ce qui est remarquable sur l’action Orpea c’est ce qui se passe depuis le 13 novembre, depuis l’annonce de l’augmentation de capital dilutive sur le titre.
Cette augmentation de capital a pour objectif d’effacer l’intégralité de l’endettement non sécurisé.
La première, aura lieu à un prix de 0,0601 euro par action et c’est là où l’augmentation de capital est fantastique : elle donne le droit à tout actionnaire d’acheter pour chaque action détenue, 999 nouvelles actions. 999 !
Ce qui veut dire que le capital de la société qui est constitué de 65 millions d’actions devrait compter en décembre 65 milliards d’actions !
Ce qui veut aussi dire que tout investisseur qui possède une action valorisée à moins d’un euro lors de l’annonce de l’augmentation de capital, devra rajouter 60 euros pour participer à l’augmentation de capital. Ce qui veut surtout dire qu’une société qui pèse moins de 10 millions en bourse, emprunte une somme pas très éloignée de 4 milliards. Comme si un travailleur au SMIC s’achetait un 300 M2 Avenue Foch.
Comprenons bien la situation : tous ceux qui ont une action à 1 euro peuvent acheter 9999 actions à 0,06 euros. CE qui veut dire que le 6 décembre, lorsqu’ils recevront leurs actions, à la place d’une seule action, ils auront 1000 actions qui auront eu un prix de revient de 0,06 euros.
Autant dire que le 6 décembre l’action vaudra (au mieux) 0,06 euro. Tout le monde voudra se débrasser de ces nouvelles actions pour retrouver un peu de plus-value sur cette opération. Ce n’est pas un pronostic : c’est certain !
Pourtant, dans la semaine qui suit l’annonce de la première augmentation de capital du groupe, l’action vaut encore 0,7 euro, soit beaucoup plus que le prix de 0,06 euro.
Alors qui sont ses acheteurs ? Ont-ils compris ce qui se passe ? La bourse est-elle finalement peuplée d’imbéciles ?
Car qui achèterait une action à 0,70€ avec la totale certitude que la semaine prochaine cela vaudra 0,06€ ?
La réponse est aisée : ceux qui l’ont vendue à découvert.
Car dès l’annonce de l’augmentation de capital et le détachement du droit de souscription, tous les anciens actionnaires se sont précipités pour vendre leurs actions. Créant ainsi un appel d’air et une impossibilité pour les vendeurs à découvert (short sellers) de maintenir leur position vendeuse.
Il faut bien comprendre que pour vendre à découvert il faut emprunter les titres. La valeur d’un titre se compose usuellement entre sa valeur intrinsèque (la valeur des actifs de la société) et le prix qu’il faudrait débourser pour l’emprunter (on appelle cela le REPO et ce que je peux gagner en prêtant l’action à des intervenants du marché).
Dans la plupart des cas, le coût d’emprunt est très faible, mais il peut devenir très élevé lorsque l’entreprise est en situation de détresse financière.
En particulier, lors d’augmentations de capital avec droits préférentiels de souscription, certains peuvent acheter le droit et vendre le titre à découvert pour figer le profit de leur arbitrage.
De ce fait les vendeurs à découvert n’ont pas d’autre choix que de racheter leur position. Il n’y a plus de titres à emprunter dans le marché (il y en aura pourtant 65 milliards le 6 décembre …)
Le 27 novembre, soit quelques jours avant la date de livraison des nouvelles actions, le cours d’Orpea devrait tendre vers le prix de souscription soit 0,06 euro. Elle cote encore miraculeusement 17 centimes.
Mais en recul de 30% pour la journée tout de même.